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Approche sandbox : le Conseil d’État pour plus de rigueur dans le suivi des expérimentations

Public - Droit public général
21/10/2019
269. C’est le nombre d’expérimentations menées en France depuis plus de 15 ans. Une approche pragmatique qui prend de plus en plus d’ampleur. Mapping des expérimentations en cours et pistes d’amélioration avec un rapport du Conseil d’État, rendu public début octobre.
Dans une lettre de mission adressée le 28 janvier 2019 par le Premier ministre, il était demandé au Conseil d’État de conduire une étude afin d’éclairer le gouvernement sur la pratique des expérimentations en matière de politiques publiques. Le gouvernement invitait le groupe de travail à n’examiner que les expérimentations fondées sur les articles 37-1 et 72, alinéa 4, de la Constitution mais l’étude a finalement été élargie à toutes les expérimentations.
 
À l’instar des sciences empiriques, les politiques publiques ont, en effet, depuis quelques années recours à la méthode expérimentale. Le gouvernement a donc invité un groupe de travail, composé d’universitaires, de membres du Conseil d’État ou encore de représentants des ministères, à dresser un bilan des expérimentations engagées depuis 2003 et à formuler des propositions concrètes pour les améliorer.
 
Pour la première fois, la Haute juridiction administrative vient faire le point sur les expérimentations actuellement déployées. Et cette étude relève de nombreux points intéressants.
 
Un recul d’autant plus nécessaire que leur nombre a augmenté très sensiblement ces dernières années. « Jamais le législateur n’a autorisé autant d’expérimentations en si peu de temps », relève ainsi le rapport.

L’approche dite sandbox fait en effet recette. Si l’on dresse un rapide tableau de celles en cours depuis dix-huit mois, voici ce que cela donne :
  • 16 expérimentations votées par la loi du 10 août 2018 pour un État au service d’une société de confiance ((L. n° 2018-727, dite loi Essoc) ;
  • 16 par la loi du 5 septembre 2018 pour la liberté de choisir son avenir professionnel (L. n° 2018-771) ;
  • 6 par la loi du 23 mars 2019 de programmation 2018-2022 et de réforme pour la justice (L. n° 2019-222)  ;
  • 6 par la loi du 22 mai 2019 relative à la croissance et la transformation des entreprises (L. n° 2019-486, dite loi Pacte).
 
En tout, sur le fondement de l’article 37-1 depuis 2003, ce ne sont pas moins de 269 expérimentations qui ont été dénombrées, dont près de 57 % sont toujours en cours.
 
Étant précisé que le fondement de ces expérimentations est très majoritairement légal :
– 168 expérimentations ont été prévues par un texte législatif ;
– 9 l’ont été par voie d’ordonnances ;
– 2 expérimentations ont été prévues par un texte règlementaire (par décret : 43 ; par arrêté ministériel ou interministériel : 49).
 

Autant d’expérimentations en deux fois moins de temps : c’est donc le bilan à mi-parcours de ce mandat présidentiel par rapport au précédent.

 
Des expérimentations souvent introduites au cours de la discussion parlementaire : « sur les 168 dispositions législatives recensées qui comportent une disposition expérimentale, 94, soit plus d’une sur deux, ont été introduites par voie d’amendements », note le rapport, tout regrettant la méthode. Car, in fine, déplore cette étude, « l’introduction d’une expérimentation par voie d’amendement rend parfois plus difficile la consultation, durant son élaboration, des acteurs qui vont devoir conduire ensuite l’expérimentation. Elle prive également de l’examen par le Conseil d’État ».
 
Et côté portée de ces expérimentations sur le fondement de l’article 37-1, le Conseil d’État souligne un suivi pas toujours linéaire, avec une majorité d’entre elles dont on ne connait pas la portée. Dans le détail :
– 24 % ont été généralisées à l’ensemble du territoire/population ;
– 19,8 % ont été abandonnées ;
– pour 56%, aucune information sur leurs issues n’est disponible.
 
Pour la Haute juridiction, « Ce chiffre élevé n’est pas anodin. Il illustre la nécessité de renforcer le suivi précis et régulier des expérimentations menées dans les ministères, encore trop rare, et de constituer une « mémoire des expérimentations », par exemple sous la forme d’une base de données les recensant ».
 
Ce qui explique le recours croissant aux expérimentations
Pour le Conseil d’État, cette approche sandbox « est aussi un symptôme de la complexité et de la rigidité de notre système normatif. Parce que les lois et règlements sont trop nombreux, trop détaillés, trop complexes, laissent une place insuffisante aux objectifs, au pouvoir règlementaire local, l’action publique et privée, particulièrement quand elle est innovante, se heurte fréquemment à une norme ».
 
Autrement dit, On recourt à l’expérimentation pour trouver une voie de dérogation dans l’optique, à terme, d’améliorer le cadre normatif ». Ce qui peut conduire à temporiser là où la simplification législative immédiate serait préférable.
 
Autre explication, le recours à l’expérimentation est aussi utilisé « comme une motion de compromis entre l’inaction et l’adoption définitive d’une mesure, ou comme une façon de ménager une phase d’adaptation, de préparation, d’une réforme qui est déjà décidée ». Comme une étape plus collaborative permettant d’affiner une réforme.
 
 
Une très nette accélération des expérimentations depuis 2017
L’étude relève que les expérimentations concernent principalement les politiques sociales, l’action régalienne (justice, sécurité publique, défense) et l’éducation nationale. Par ailleurs, seules quatre expérimentations ont été conduites sur le fondement de l’article 72al4 de la Constitution. Les collectivités territoriales sont en effet plus contraintes par leurs moyens humains et financiers et la procédure en sept étapes de l’article 72, alinéa 4, est complexe.
 
Un passage par l’article 37-1 de la Constitution est du reste privilégié. De façon générale, les expérimentations portent sur des sujets des plus variés : RSA, Pass culture, service militaire volontaire, menus végétariens dans les cantines, publicité des résultats des contrôles sanitaires, tentatives de médiation obligatoire avant certaines actions en justice, dématérialisation des frais judiciaires, introduction d’espèces protégée, etc. Sachant que la justice représente 6,3 % des expérimentations, loin derrière le transport, la santé et le travail/emploi (43 % à eux trois).
 
Toutefois, certains domaines pourraient davantage donner lieu à de véritables expérimentations, comme la fiscalité incitative ou la sécurité publique.
 
Une méthode qui n’est pas exempte de critiques. Le rapport détaille ainsi certaines carences dans le choix, le déploiement et/ou la portée de ces expérimentations. Certaines d‘entre elles sont d’abord insuffisamment préparées. D’autres sont abandonnées en cours de route.
 
Le public concerné est parfois mal associé ou non représentatif de la population bénéficiaire. En outre, le pilotage et le suivi des expérimentations sont trop souvent insuffisamment assurés (comités de suivis qui ne se réunissant jamais, insuffisance de moyens).
 
L’évaluation finale est trop souvent négligée (manque de neutralité de l’évaluateur, évaluation trop précoce, etc.) conduisant à des généralisations prématurées ou injustifiées. Enfin, le temps long de l’expérimentation s’articule parfois difficilement avec le temps court de la décision politique expliquant des généralisations ou des abandons prématurés.
 
Et côté portée des expérimentations, tout n’est pas non plus toujours très limpide. Le rapport note ainsi, que en analysant 22 des 28 expérimentations généralisées, « il apparaît que 64 % de celles-ci ont été généralisées sans que la mesure expérimentée ne soit réellement modifiée ». Ce chiffre qui doit certes être pris avec prudence (car calculé à partir d’un petit échantillon des expérimentations), mais qui démontre un manque de recul à mettre en relation avec les points faibles de certaines des évaluations des expériences. Pour les auteurs de ce rapport, « plus l’évaluation est riche, mieux elle permet de recalibrer la mesure expérimentée au moment de sa généralisation ».
 
Des propositions d’amélioration
Ces carences fragilisent les résultats de l’expérimentation, au risque d’induire en erreur les décideurs publics. Face à ce constat, le rapport énumère 14 propositions. Focus sur certaines d'entre elles.
 
Revoir la méthodologie. – Le rapport suggère de diffuser un document de référence exposant les principes méthodologiques des expérimentations. En pratique, il s’agirait de définir un cadre méthodologique des expérimentations en cinq étapes que le rapport détaille longuement.
 
Sans imposer une méthode rigide, l’ensemble des questions à se poser est développé (définir les objectifs, recenser les éléments d’incertitude, établir une balance avantages/inconvénients avant de lancer une expérimentation, associer les parties prenantes, communiquer régulièrement, fixer un calendrier, …) afin de guider les futurs organisateurs.
 
Alléger les contraintes pesant sur les collectivités territoriales. – L’objectif ici, serait de modifier la loi organique du 1er août 2003 relative à l’expérimentation par les collectivités territoriales pour faciliter la participation des collectivités territoriales aux expérimentations de l’article 72.
 
L’étude souligne que « le régime d’autorisation préalable du Gouvernement institué par la loi organique, qui plus est par décret en Conseil d’État, apparaît avec l’expérience une précaution inutile » et retarde sans raison le processus. En outre, si le rapport préconise de maintenir la première publication au Journal officiel, la seconde au JORF lui apparaît trop lourde.
 
Introduire davantage de souplesse dans les objectifs assignés aux expérimentations. – L’objectif, ici, indépendamment de toute modification de l’article 72 de la Constitution, est, d'ajouter d'autres finalités aux deux issues d’une expérimentation qui sont prévues par la loi organique du 1er août 2003 (généralisation de la ou des mesures expérimentées à toutes les collectivités territoriales de la même catégorie ou abandon des mesures).

Concrètement, le rapport propose d'ajouter deux autres issues :
– la généralisation de la ou des mesures prises à titre expérimental à seulement une partie des collectivités territoriales ;
– la modification des dispositions de la loi régissant l’exercice de la compétence objet de l’expérimentation, en vue de donner aux collectivités territoriales compétentes davantage de marges de manœuvre et de responsabilités.
 
Et ce, afin d’échapper à l’alternative abandon/généralisation.
 
Mieux accompagner les collectivités locales.– Pour les rapporteurs,  il serait souhaitable d’inclure dans les nombreux contrats cadres conclus entre l’État et les collectivités territoriales des stipulations sur l’organisation d’expérimentations.
 
Ce qui impliquerait un redéploiement d’aides de l’État, afin de paliers les insuffisances de moyens et permettrait des expérimentations de plus grande ampleur, favorisant ainsi l’innovation.
 
Mieux cadrer le déploiement et l’analyse de la portée des expérimentations.– Le Conseil d’État recommande ainsi plus de contrôle et une centralisation du suivi, qui passeraient par :
  • une instruction adressée aux ministres leur demandant d’élaborer une stratégie ministérielle en matière d’expérimentations ;
  • une cartographie des services/ organismes jouant un rôle en matière d’appui aux expérimentations ;
  • une expérimentation d’un outil qui recenserait et diffuserait les résultats des expérimentations, inspirée des What works centers anglais, en la confiant, dans un domaine donné, à une structure administrative existante.
 
En définitive, l’étude souligne que si les expérimentations foisonnent, elles sont aussi le symptôme « d’une maladie normative française » se caractérisant par un droit trop complexe, rigide, bavard. Cette formule n’est pas sans rappeler celle utilisée dans le rapport public du Conseil d’État de 1991 : « Quand le droit bavarde, le citoyen ne lui prête plus qu’une oreille distraite ». Le rapport en profite pour évoquer une nouvelle fois la nécessité de simplifier notre droit.
 
Une expérimentation, ce qui peut d’un premier abord, paraître contradictoire, qui, peut ralentir l’innovation :  le temps long intrinsèque à l’expérimentation amène à porter « une attention particulière doit être accordée à cette difficulté, au risque de faire de l’expérimentation davantage un outil de communication politique qu’une réelle méthode de transformation de l’action publique ».
 
Pour les rapporteurs, « l’enjeu des prochaines années consistera donc à conduire peut-être moins d’expérimentations mais de manière plus rigoureuse d’un point de vue méthodologique ».
 
Les 14 propositions
Proposition n° 1 – Diffuser un document de référence exposant les principes méthodologiques des expérimentations. Ce document retracerait l’ensemble des questions nécessaires à se poser avant de lancer une expérimentation pour assurer la robustesse de ses résultats et la qualité de son évaluation. Il serait divisé en cinq étapes clés :
 - Envisager l’expérimentation et la décider : il s’agit notamment pour l’autorité compétente d’identifier les objectifs de l’expérimentation, les éléments d’incertitude et de certitudes existants, de définir la mesure qu’elle souhaite tester, de mettre en balance les avantages et inconvénients de l’expérimentation et d’examiner si elle peut être conduite à droit constant.
- Concevoir l’expérimentation : dans cette étape essentielle, l’autorité compétente doit déterminer avant le lancement de l’expérimentation les moyens qui seront mobilisés à son soutien, identifier ses parties prenantes en vue de les associer à sa conception et son déroulé, choisir éventuellement le périmètre et l’échantillon de l’expérimentation, fixer sa durée, ses modalités d’évaluation et les données nécessaires à collecter pour assurer la qualité de celle-ci.
- Le déroulement de l’expérimentation : il est notamment recommandé de définir ses modalités de pilotage en amont de son lancement, et notamment l’accompagnement des services expérimentateurs, d’associer ses parties prenantes tout au long de son déroulé et de communiquer régulièrement sur l’existence et les objectifs de l’expérimentation.
- L’évaluation de l’expérimentation : cette étape, au cœur de la démarche expérimentale, nécessite de choisir qui évaluera l’expérimentation, selon quel calendrier et quelle méthode. Une attention particulière doit être accordée à la communication de l’évaluation à l’ensemble des parties prenantes de l’expérimentation, sous réserve des secrets légalement protégés.
- Décider des suites de l’expérimentation : l’autorité compétente doit faire un choix entre la généralisation ou la pérennisation de la mesure testée, le prolongement de l’expérimentation ou son abandon.
Proposition n° 2 – Préciser dans l’étude d’impact des projets de loi les raisons de recourir à l’expérimentation envisagée et ses caractéristiques essentielles.
Proposition n° 3 – Préciser les éléments essentiels de l’expérimentation envisagée dans les exposés des motifs, les rapports de présentation au Président de la République et les notices explicatives.
Proposition n° 4 – Modifier la loi organique du 1er août 2003 relative à l’expérimentation par les collectivités territoriales pour faciliter la participation des collectivités territoriales aux expérimentations de l’article 72 de la Constitution :
- en mettant fin à l’exigence d’un décret en Conseil d’État arrêtant la liste des collectivités territoriales autorisées à participer à l’expérimentation, - en ne conditionnant plus l’entrée en vigueur des normes locales expérimentales à leur publication au JORF,
- en ne soumettant plus à un contrôle de légalité spécifique, mais au seul contrôle de légalité de droit commun, les actes des collectivités territoriales pris dans ce cadre.
Proposition n° 5 – Indépendamment de toute modification de l’article 72 de la Constitution, ajouter aux deux issues d’une expérimentation qui sont prévues par la loi organique du 1er août 2003 – généralisation de la ou des mesures expérimentées à toutes les collectivités territoriales de la même catégorie ou abandon des mesures – deux autres issues possibles :
- dans le respect du principe d’égalité, la généralisation de la ou des mesures prises à titre expérimental à seulement une partie des collectivités territoriales ;
- la modification des dispositions de la loi régissant l’exercice de la compétence objet de l’expérimentation, en vue de donner aux collectivités territoriales compétentes davantage de marges de manœuvre et de responsabilités.
Proposition n° 6 – À l’issue d’une éventuelle adoption de la modification de l’article 72 sur le droit à la différenciation, modifier la loi organique du 1er août 2003 pour préciser, outre ce qui résulte de la proposition n° 5, que l’issue de l’expérimentation peut, notamment, consister à ne maintenir la ou les mesures prises à titre expérimental que dans la collectivité territoriale expérimentatrice ainsi que, le cas échéant, dans d’autres collectivités territoriales le demandant.
Proposition n° 7 – Permettre aux collectivités territoriales de susciter des expérimentations des articles 37-1 et 72 ayant pour objet :
- de déroger à des dispositions législatives ou réglementaires régissant l’exercice de compétences des collectivités territoriales,
- un transfert, à leur terme, de certaines compétences de l’État à des collectivités territoriales, dans le respect du principe de compensation prévu à l’article 72-2 de la Constitution.
Proposition n° 8 – En cas de modification de l’article 72 visant à donner son plein effet au principe de subsidiarité, organiser des appels à projet pour permettre aux collectivités territoriales d’expérimenter de nouvelles répartitions de compétences entre elles.
Proposition n° 9 – Prévoir un accompagnement de l’État pour certaines expérimentations des collectivités territoriales.
Proposition n° 10 – Adresser aux ministres une instruction leur demandant d’élaborer une stratégie ministérielle en matière d’expérimentations (cf. proposition n° 11 à 14).
Proposition n° 11 – Cartographier les services et organismes ayant un rôle à jouer en matière d’appui aux expérimentations.
Proposition n° 12 – Expérimenter une fonction de recensement et de diffusion des résultats des expérimentations, inspirée des What works centers anglais, en la confiant, dans un domaine donné, à une structure administrative existante.
Proposition n° 13 – Consacrer dans chaque ministère un budget spécifique dédié à l’innovation publique et à la conduite d’expérimentations.
Proposition n° 14 – Étendre et rationaliser les dispositifs juridiques permanents d’expérimentations ouvertes.
Source : Actualités du droit