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Vers une régulation "nouvelle génération" : la loi République numérique passée au crible du Président de l'ARCEP

Public - Droit public des affaires
13/12/2016
La loi pour une République numérique a été officiellement promulguée le 7 octobre 2016. L’occasion de dresser l’état des lieux du champ d’action du gendarme des télécoms redessiné par le texte porté par Axelle Lemaire. Des cartes de couverture mobile en open data à la réfection du pouvoir d’enquête de l’ARCEP… Sébastien Soriano nous livre sa grille de lecture de cette réforme charnière.
L’Hebdo Public : La loi « République numérique » achève de transposer en droit interne le dispositif issu du règlement européen du 25 novembre 2015 confiant aux autorités nationales compétentes le rôle de gardiennes de la neutralité du net. Pouvez-vous revenir sur ce concept de neutralité du net ?

Sébastien Soriano : La neutralité du net implique que, quel que soit le nombre d’opérateurs sur un marché, quel que soit le degré de concurrence entre ces opérateurs, il faut garantir que ceux qui contrôlent techniquement l’accès à l’utilisateur final n’abusent pas de cet avantage pour mettre en avant certains services ou certaines applications.

Ce concept marque un changement de paradigme très particulier. La concurrence a longtemps été perçue comme une garantie suffisante pour permettre cette neutralité de l’Internet. On a ainsi pu penser que l’opérateur qui n’aurait pas respecté la neutralité de l’Internet aurait été naturellement sanctionné par les consommateurs alors incités à changer d’opérateur. Et donc que des obligations de transparence et le libre jeu de la concurrence étaient de nature à apporter suffisamment de garanties, mais les autorités politiques européennes en ont décidé autrement en adoptant le règlement sur l’Internet ouvert (Règl. PE et Cons. UE n° 2015/2120, 25 nov. 2015, relatif à l’accès à un Internet ouvert).

L’Hebdo Public : Pour en revenir au règlement européen du 25 novembre 2015 sur l’Internet ouvert, quelles en sont les principales nouveautés ?

S. Soriano : Ce règlement définit deux nouveaux principes.

Le premier consacre un droit de tous les utilisateurs d’Internet, consommateurs/utilisateurs ou éditeurs de services ou d’applications, d’accéder au réseau ainsi qu’à tous les contenus, à toutes les informations et à toutes les applications de leur choix. C’est particulièrement déterminant quand on sait qu’Internet connecte tout ! Il y a donc dans ce texte un principe d’universalité qui est reconnu à tous les utilisateurs.

Le second principe est celui de la non-discrimination dans la gestion du trafic, c’est à dire que les opérateurs n’ont pas le droit, en dehors de rares exceptions, de gérer le trafic Internet de manière différenciée entre les applications. C’est le principe qui consiste à dire que « tous les paquets  IP naissent libres et égaux ». Il s’agit là d’un revirement majeur de la place de la régulation dans le droit commun dans la mesure où ce principe implique une régulation ad vitam. Ainsi la régulation des télécoms ne se résume pas à la concurrence. Internet est un bien commun, à la fois un espace d’expression et un espace d’innovation. Et le règlement sur l’Internet ouvert confie aux régulateurs des télécoms le rôle de gardien de ce bien commun. Partant, ce changement est de nature ontologique sur la nature même de la régulation.

L’Hebdo Public : Comment l’ARCEP entend-t-elle honorer cette mission et ainsi garantir le respect par les opérateurs des bonnes pratiques de gestion du trafic pour les services d’accès à Internet ? En particulier, ceci implique-t-il une évolution des compétences de l’Autorité ?

S. Soriano : On assiste en effet à un changement de posture dans la régulation : le passage de « good cop » à « bad cop ». L’Autorité passe désormais d’un rôle d’architecte du développement du marché à un rôle de gendarme ou de gardien plus affirmé qui défend un principe. Cela représente une grande évolution. Alors que notre intervention répondait à un besoin du secteur, les opérateurs de ce périmètre élargi n’ont aucun intérêt à nous solliciter. Ce nouveau contrôle nécessite de nouveaux instruments.

Cela est notamment matérialisé par le pouvoir de sanction qui restera avant tout conçu comme un outil de dissuasion utilisé de façon très sélective. Il s’agit de favoriser la discussion dans la résolution des problèmes auxquels nous sommes confrontés. À ce titre, l’Autorité peut utiliser la procédure de sanction.

En outre, avec la loi « République numérique », nos pouvoirs d’enquête sont désormais globalement alignés sur ceux de la CNIL et de l’Autorité de la concurrence.

Il faut préciser que notre contrôle est tributaire du champ d’application de la neutralité du net qui comprend une partie technique et une partie commerciale.

La partie technique porte sur l’acheminement du trafic dans les réseaux. Il s’agit d’identifier les pratiques discriminatoires.

La partie commerciale où l’articulation avec le droit de la concurrence est plus prégnante et qui relève des pratiques dites de « zero rating », pose la question de savoir si les opérateurs ont le droit de mettre en avant certains services. Il s’agit de détecter les éventuelles distorsions par rapport au fonctionnement normal du trafic L’analyse se fait alors au cas par cas. Le règlement européen de 2015 a défini un certain nombre de critères très généraux.

L’Hebdo Public : L’Autorité dispose désormais de la faculté de diffuser les cartes de couverture des opérateurs mobiles. Quels sont les impacts de cette nouvelle forme d’open data sur les opérateurs ?

S. Soriano : Au moment de ma nomination, j’ai passé des auditions au Parlement. J’ai été alors très vivement interpellé par la représentation nationale sur le fait que les cartes de couverture publiées par les opérateurs mobiles étaient – je cite – « mensongères ».

Ces cartes représentent un état de la couverture qui correspond aux obligations légales de couverture, c’est-à-dire qui répondent à un test technique (la possibilité de passer un appel d’une minute à 95%). Elles ne sont donc pas mensongères mais en décalage avec le ressenti des utilisateurs en termes de capacité d’utilisation de leur téléphone.

Grâce à Axelle Lemaire qui a poussé un dispositif spécifique dans sa loi « République numérique », nous allons pouvoir révolutionner la question des cartes de couverture. Ce qui est un sujet que je porte avec une forte conviction et avec l’adhésion de l’ensemble du collège de l’Autorité et qui constitue l’une des priorités de mon mandat.

Nous sommes donc en train d’adopter des décisions qui norment la manière dont ces cartes doivent être produites. Elles vont être prochainement soumises à l’homologation de la ministre, Axelle Lemaire, afin qu’elle donne force juridique à ces nouvelles normes. Ensuite, les opérateurs vont être appelés à produire des simulations de cartes de couverture sur la base de ce cadre. Elles feront apparaître non plus un seul niveau de couverture mais trois :
– la couverture de base qui correspond au test technique actuel ;
– une couverture améliorée qui correspond à un niveau de service plus confortable ;
– un dernier niveau de couverture de très bonne qualité qui correspond à la capacité de téléphoner, y compris à l’intérieur des bâtiments.

La deuxième nouveauté, c’est que nous disposerons en même temps des informations des quatre opérateurs de réseau mobile, et que nous pourrons donc comparer. Le dernier élément est que nous espérons pouvoir mettre ces cartes en open data en début d’année 2017 pour une première phase de test. Ces cartes vont permettre le développement de comparateurs de couverture.

Cette question des cartes de couverture est très importante car elle symbolise une philosophie nouvelle que nous voulons développer dans la régulation. C’est ce que nous appelons à l’ARCEP, et que nous sommes en train de structurer, la « régulation par la data ». En marge de nos instruments traditionnels qui sont des instruments coercitifs, nous souhaitons développer toute une stratégie d’information du consommateur pour lui déléguer une partie de notre rôle de régulateur afin que chaque consommateur soit un petit régulateur qui puisse orienter le marché dans la bonne direction. Nous aidons le consommateur à être pleinement éclairé et à jouer, à son échelle, un rôle d’arbitre du secteur.

Nous avons donc établi toute une doctrine sur le mode de production et d’utilisation de cette information (www.arcep.fr/larceppivote).

L’Hebdo Public : Le principe de loyauté des plateformes est désormais consacré par la loi. Pouvez-vous revenir sur la position défendue par l’ARCEP lors des débats qui ont porté sur cette question ?

S. Soriano : L’ARCEP a voulu promouvoir le principe d’une loyauté des plateformes, et nous sommes en parfait accord avec la volonté gouvernementale de voir aborder ce sujet, parce qu’il est effectivement critique et qu’il est en lien avec la neutralité du net. Cependant, concernant les moyens, nous avons émis des nuances importantes par rapport à ce qui ressort du texte finalement adopté.

Première nuance : le sujet de la régulation des plateformes doit prioritairement être porté au niveau européen. Les plateformes sont de dimension mondiale et nous pensons qu’une intervention uniquement nationale peut avoir pour inconvénient de se retourner potentiellement contre les acteurs français en termes de compétitivité de notre industrie numérique.

Deuxième nuance : nous pensons qu’il y a des choses à développer en termes de soft law. Il n’y a en effet pas que du coercitif à envisager. À cet égard, l’Autorité milite pour une mesure qui a été proposée par le Conseil national du numérique : la notation des plateformes. À travers cette idée, il est question d’un mécanisme de surveillance du comportement des plateformes, d’évaluation et de comparaison de leurs comportements. Une telle approche soulève une question relativement complexe qui est celle de savoir s’il faut réguler ou non les plateformes.

L’Hebdo Public : L’article 50 de la loi « République numérique » parle d’une autorité administrative compétente en la matière. Quelle sera l’autorité chargée de veiller au respect des nouvelles obligations des plateformes inhérentes à ce nouveau dispositif ?

S. Soriano : L’autorité compétente pour veiller à la loyauté des plateformes sera la DGCCRF, parce que nous nous inscrivons dans le cadre du Code de la consommation. C’est donc elle qui aura vocation à mener les enquêtes. Mais l’ARCEP est et restera un observateur attentif de ces questions.
 
Retrouvez la version complète de l'entretien dans la Revue Lamy de la concurrence (RLC 2016/56, n° 3091)
 
Source : Actualités du droit