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L’application immédiate de la jurisprudence Czabaj est contraire à l’article 6 § 1 de la Convention européenne des droits de l'homme

Public - Droit public général
10/11/2023
Dans une décision du 9 novembre 2023, la Cour européenne des droits de l’homme a validé dans son principe l’institution par le Conseil d’État, à travers sa décision Czabaj, rendue en assemblée le 13 juillet 2016, d’un « délai raisonnable » de recours. Toutefois, la Cour déclare que l’application immédiate de cette jurisprudence est contraire au droit à un procès équitable, protégé par l’article 6 § 1 de la Convention européenne des droits de l’homme, en ce qu’elle « a restreint (le) droit d’accès à un tribunal à un point tel que l’essence même de ce droit s’en est trouvée altérée ». 
Dans une décision rendue le 9 novembre 2023 (CEDH, 9 nov. 2023, n° 72173/17) la Cour européenne des droits de l’homme a validé la jurisprudence Czabaj, tout en déclarant que son application immédiate était contraire au droit à un procès équitable, protégé par l’article 6 § 1 de la Convention européenne de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales.
 
Pour rappel, par cette décision, le Conseil d’État a décidé d’enfermer les recours contre une décision individuelle dans un « délais raisonnable » en l’absence de mention des voies et délais de recours. L’article R. 421-5 du Code de justice administrative prévoit en effet : « Les délais de recours contre une décision administrative ne sont opposables qu'à la condition d'avoir été mentionnés, ainsi que les voies de recours, dans la notification de la décision. », et il était jusqu’à 2016 de jurisprudence constante qu’une décision individuelle ne mentionnant pas à son destinataire les voies et délais de recours pouvait être contestée sans délai.
 
Décision Czabaj (CE, ass., 13 juill. 2016, n° 387763)
 
« (…) le principe de sécurité juridique, qui implique que ne puissent être remises en cause sans condition de délai des situations consolidées par l'effet du temps, fait obstacle à ce que puisse être contestée indéfiniment une décision administrative individuelle qui a été notifiée à son destinataire, ou dont il est établi, à défaut d'une telle notification, que celui-ci a eu connaissance ; qu'en une telle hypothèse, si le non-respect de l'obligation d'informer l'intéressé sur les voies et les délais de recours, ou l'absence de preuve qu'une telle information a bien été fournie, ne permet pas que lui soient opposés les délais de recours fixés par le code de justice administrative, le destinataire de la décision ne peut exercer de recours juridictionnel au-delà d'un délai raisonnable ; qu'en règle générale et sauf circonstances particulières dont se prévaudrait le requérant, ce délai ne saurait, sous réserve de l'exercice de recours administratifs pour lesquels les textes prévoient des délais particuliers, excéder un an à compter de la date à laquelle une décision expresse lui a été notifiée ou de la date à laquelle il est établi qu'il en a eu connaissance ».
 
  1. Validation de la jurisprudence Czabaj dans son principe
 
La Cour européenne des droits de l’homme déclare dans sa décision du 9 novembre 2023 que cette jurisprudence « ne porte pas, alors même qu’elle est susceptible d’affecter la substance du droit de recours, une atteinte excessive au droit d’accès à un tribunal tel que protégé par l’article 6 § 1 de la Convention ».
 
La Cour note dans un premier temps que cette règle d’origine prétorienne est bien susceptible d’affecter la substance même du droit au recours, en ce qu’elle peut entrainer l’irrecevabilité du recours et faire obstacle à l’appréciation par les juridictions du fond du litige.
 
Elle justifie toutefois la validation de cette règle par ses objectifs vis-à-vis à la fois de l’administration et du requérant, qui seraient :
  • de tempérer l’ampleur de la sanction que l’administration pourrait subir du fait d’une omission de la mention des voies et délais de recours ;
  • de « sanctionner l’éventuel abus de droit de recours de la part d’un requérant ».
 
La Cour en conclut que cette règle vise des buts légitimes, qui sont d’assurer la bonne administration de la justice et le respect du principe de sécurité juridique.
 
Sur la fixation du délai à un an, la Cour note qu’il est par rapport aux autres États « le plus long de ceux applicables dans les hypothèses d’une information inexistante ou défaillante sur les voies et délais de recours », et considère qu’il est suffisant pour prendre connaissance des voies et délais de recours.
Elle rappelle que ce délai ne s’applique que lorsqu’il est établi que le requérant a eu connaissance de la décision et qu’il peut être prorogé, le Conseil d’État ayant annoncé que le requérant pouvait se prévaloir de « circonstances particulières ».
 
  1. Une application immédiate de la jurisprudence Czabaj contraire à l’article 6 § 1 de la Convention
 
La Cour européenne des droits de l’Homme considère que l’application immédiate de cette nouvelle règle aux instances en cours s’est faite en violation de l’article 6 § 1 de la Convention. Cette règle « à la fois imprévisible dans son principe, et imparable, en pratique, a restreint (le) droit d’accès à un tribunal à un point tel que l’essence même de ce droit s’en est trouvée altérée ».
 
La Cour rappelle qu’avant l’introduction de cette nouvelle règle, les règles relatives aux délais de recours étaient déterminées par des dispositions du Code de justice administrative et du Code des relations entre le public et l’administration, et qu’une jurisprudence bien établie prévoyait une possibilité de contester les décisions administratives individuelles ne mentionnant pas les voies et délais de recours de manière perpétuelle.
 
Il s’agit donc d’un revirement de jurisprudence, consacrant une nouvelle cause d’irrecevabilité « à une date postérieure à celle à laquelle les requêtes de première instance (…) ont été introduites », ce qui revient « à ce que la cause d’irrecevabilité a été opposée rétroactivement ».
 
La Cour considère que ce revirement était imprévisible et que « les requérants ne pouvaient raisonnablement anticiper le contenu et les effets de la jurisprudence Czabaj sur la recevabilité de leurs recours respectifs ».
 
Elle note que si le Conseil d’État a posé la possibilité d’allonger le délai en cas de « circonstances particulières », il ne l’a pas utilisée pour les affaires soumises à la Cour, quelques soient les observations présentées par les requérants. Ainsi, les requérants n’ont eu aucune « possibilité de remédier à la cause d’irrecevabilité issue de la jurisprudence nouvelle qui leur fut appliquée rétroactivement ».
 
La Cour relève également que le Gouvernement n’apporte pas d’explication quant à l’absence de report dans le temps de l’application de cette jurisprudence.

Pour l’ensemble de ces raisons, la Cour juge que l’application immédiate de cette nouvelle règle est contraire au droit à un procès équitable tel que protégé par l’article 6 § 1 de la Convention.
Source : Actualités du droit